Fabrice Jordan

Les Talismans taoïstes

Anatomie d’un Fu 륜

Avant de continuer la série d’article en explicitant les usages des Fu et leur impact, il faut d’abord prendre un peu de temps pour comprendre comment ceux-ci sont visuellement organisés.

Notons d’emblée que cette partie est importante, bien sûr, mais ne représente qu’un aspect finalement mineur de l’efficacité d’un Fu. Il est néanmoins intéressant d’en comprendre les grandes lignes, surtout si on envisage de pratiquer.

Avant d’entrer dans les détails, notons qu’au-delà l’aspect étonnant du talisman, en raison de sa forme, couleur et graphie, celui-ci a une structure interne cohérente rythmée et représentative de l’histoire chinoise.

Il est en effet écrit comme un décret impérial, imitant les ordres que donnait l’empereur et qui avaient force de loi une fois qu’ils prenaient forme écrite, en étant notamment authentifiés par le fameux sceau impérial. Le Fu représente l’équivalent du décret impérial, mais alors que ce dernier a valeur de commandement dans le monde terrestre, le Fu s’adresse au monde « céleste », c’est-à-dire aux réalités situées hors de nos dimensions habituelles.

Un Fu est constitué de plusieurs parties distinctes :

  1. La tête du Fu 륜頭 (Fu Tou) 
  2. Le corps du Fu 륜 … (Fu Shen)
  3. Les jambes du Fu 륜신 (Fu Jiao)

Regardons les plus en détail :

1. La tête du Fu 륜頭 (Fu Tou)

Cette partie contient d’une part la provenance de la source de pouvoir invoquée, la déité ou l’immortel auxquels on s’adresse, le lieu à partir duquel on puise la ressource. C’est le « lieu » où se plug le Fu pour recevoir sa force. Ici, une précision s’impose d’emblée : même si un certain nombre de symboles sont similaires d’une lignée à l’autre, ils n’ont pas forcément la même signification interne. De la même manière, si les symboles sources peuvent être similaires, ils ne s’adressent pas forcément à la même « divinité » ou à la même « information » ou «énergie» pour parler en termes plus modernes.

Sous cette première information, se trouve le plus souvent une commande de type « décret », dont la plus courante est la graphie : 酉즈 (Chi Ling) mais écrite d’un seul tenant. Le Chi Ling représente justement l’édit impérial historique. C’était ce signe qui signifiait « j’ordonne » ou « ainsi soit-il ».

2. Le corps du Fu 륜 … (Fu Shen)

Cette partie est en fait constituée de deux composants distincts :
d’une part les « bandes » du Fu 륜던(Fu Dai) et d’autre part le « message » du Fu 륜匡 (Fu Wen) 

Les bandes du Fu servent à canaliser l’énergie provenant de la source. La bande gauche, yin, sert à amener l’énergie et à la diriger pour qu’elle passe à travers du « message », qui va ainsi recevoir sa puissance. Cette phase est dite phase Ciel-Terre du Fu. La bande droite quant à elle, Yang, sert à faire sortir l’énergie du Fu vers sa cible. C’est la phase Terre-Homme.

Souvent, entre le « chi-ling » et les bandes du Fu, on trouve un certain nombre de circonvolutions, destinées à induire un mouvement vrillé de l’énergie, une sorte de dynamisation identique à ce qu’on fait en homéopathie pour activer le médicament. Ces spirales rappellent par ailleurs la force de vie et la double spirale de l’ADN, ou le mouvement spiralé que l’on retrouve dans le déplacement du Qi quand on pratique certaines formes de Tai Ji Quan par exemple. N’oublions pas que les arts issus du taoïsme ont une cohérence interne et que les mêmes patterns se retrouvent dans toutes ses branches.

J’ai pu remarquer par exemple qu’après un certain nombre d’années de pratique des Fu et de leurs différents patterns, ceux-ci ont maintenant tendance à s’exprimer spontanément dans d’autres domaines. Par exemple en acupuncture, où après avoir posé l’aiguille, il arrive qu’une vrille de Qi similaire à celle exercée dans les Fu se manifeste pour activer l’aiguille. Ce n’est pas un mouvement induit volontairement, ni même un mouvement visible, mais c’est nettement perceptible.

Concernant ces bandes, donc, si on trouve souvent des motifs similaires à gauche et à droite, il arrive qu’il y ait une asymétrie, en fonction de la forme que l’on souhaite donner à l’énergie. Par exemple, on peut trouver un certain nombre de boucles sur la gauche (dont le nombre a une signification et un impact spécifique) et un mouvement plus zigzagué sur la droite pour imprimer plus de tonicité à la sortie du message. Ici, le nombre de combinaisons est infini.

Au centre des bandes, se trouve ensuite le « message» du Fu. C’est la partie qui spécifie ce à quoi doit servir le Fu, son action précise. Ce message est souvent constitué d’un ensemble de caractères chinois, mais pas toujours. Cela peut aussi être des symboles. Quand ce sont des caractères, on ne peut pas en saisir la signification au travers d’un dictionnaire, et même les chinois ne peuvent comprendre le sens profond d’un Fu en lisant le message. En effet, les caractères ne sont pas seulement utilisés en raison de leur signification habituelle. Ils ont parfois une signification archaïque, mais surtout, ce sont souvent la direction et le nombre des traits qui comptent, car ils sont une manière d’utiliser un code propre à l’école particulière dont ils sont issus.

3. Les jambes du Fu 륜신 (Fu Jiao)

Cette partie est souvent la plus mal comprise et pour cause : sa plus grande partie est volontairement cachée. 

D’une manière générale, les jambes du Fu ont deux fonctions principales : stocker l’énergie du Fu et programmer la manière dont il devra s’exécuter.

En réalité, Fu Jiao comprend également deux parties. La première s’appelle la « vésicule du Fu » ou Fu Dan 륜델. La deuxième est le Fu Jia 륜솥, le « support » du Fu. 

La vésicule du Fu est se retrouve sous la forme d’une sorte de point ou petite tache à la base du Fu, tout à fait illisible. Elle est composée d’un certain nombre de caractères superposés de manière à ce qu’ils deviennent illisibles au non initié. Il n’y a aucune manière de savoir ce qui s’y trouve sauf si on fait partie de l’école ayant produit le Fu.

Le support du Fu, quant à lui, est constitué le plus souvent d’un symbole en zigzag. Celui-ci sert à préciser comment le Fu délivrera son énergie : pleine délivrance d’un coup (par exemple pour un exorcisme) ou diffusion lente et constante. Ici aussi, Il faut être initié pour pouvoir comprendre le sens du symbole. Il arrive par ailleurs fréquemment que le support soit lui aussi noyé dans la vésicule, ce qui le rend totalement invisible.

Je joins à cet article quelques photos, et j’essaierai de faire une petite vidéo pour l’illustrer prochainement. 
Quelques remarques pour finir : tous les éléments explicités ici sont en fait une manière de donner une certaine forme et vibration spécifique à une énergie provenant d’une source qui ne se trouve pas dans le Fu. Le talisman n’est en réalité qu’un support physique, un contenant.

Imaginez un système d’irrigation : le Fu papier correspond à la forme que l’on donne aux rigoles. Il permet de faire quelque chose de l’eau et de la rendre utile. De l’amener au bon endroit et en quantité ajustée aux besoins. Mais sans eau, le système de rigoles ne sert à rien du tout.

Il est très important de comprendre ceci, sinon on tombe dans une pensée magique tout à fait pré-rationnelle. La puissance réelle du Fu ne dépend pas des symboles, mais bien de son plug-in. De sa source. Or seul un pratiquant réel (nous expliciterons un de ces jours le sens de « réel ») peut réaliser le plug-in d’une manière significativement puissante et reproductible.

Le talisman a un côté magique, certes, mais il faut s’entendre sur ce terme. Magie ne signifie pas du tout illusion, comme on le pense généralement aujourd’hui. Non, initialement, le terme de « magie » est en fait l’art d’amener de la potentialité, de l’information à s’incarner dans notre monde physique et donc à s’actualiser. La magie représente l’art de passer du potentiel au réel, en tout cas au réel qui concerne l’humain. La magie représente aussi l’art de repasser du réel au potentiel, dans un cycle complet.

Or, qui fait le lien entre le Ciel et la Terre ? Entre le potentiel, la ressource et le matériel ? C’est le pratiquant. Donc magie, oui, mais miracle, non. Et les conditions de la magie sont les mêmes que la magie qui vous fait réussir une virtuosité de piano : du travail, de l’effort, de la constance, de l’engagement, un choix sur le long terme, une technique et une méthode appropriées. Et pour pouvoir déployer ces qualités, il en faut une principale : du cœur, du cœur et encore du cœur. Et de la passion. Il faut AIMER !

Souvenez-vous ce qui fait la saveur si particulière de la sauce tomate de votre grand-mère ou de son gratin dauphinois: sont-ce les tomates ou les pommes de terre ? Que nenni. C’est le cœur ! C’est ça qui nous fait chavirer et nous sentir mieux dès que nous humons le truc. Qui enclenche le E.T. retourne maison. Pour les Fu, c’est pareil. C’est le cœur à l’ouvrage et le long savoir faire qui le transforment et lui donnent tout son impact, jusque dans la manière de le donner à la personne qui le reçoit.

Oubliez-donc l’idée d’apprendre ça en 2 week-ends, même payés très chers. Aucun besoin de collectionner les Fu pour en avoir un pour chaque condition rencontrée. A part une éventuelle chance du débutant, ce ne sera jamais vraiment efficace et surtout cela conduit à une sorte de quête du pouvoir (mais oui) qui sorti d’un enseignement complet et cohérent ne peut que déboucher sur du sur place, une perte de temps et un développement narcissique qui va à l’encontre de la pratique globale. Par ailleurs, collectionner les Fu montre une réelle incompréhension de la pratique.

En effet, un enseignement authentique vise à nous libérer du besoin de livres ou de recettes. On le comprendra peut-être mieux dans un exemple informatique : dans le Xuan Xue (magie taoïste) il y a deux niveaux. Le premier consiste à nous former pour devenir un utilisateur de programme, un peu comme on utilise une application sans en connaître les dessous. Même dans cette première phase, on enseigne un certain nombre de Fu, que l’on apprend à tracer et à utiliser à bon escient, mais surtout on « relie » le pratiquant à la source d’alimentation du Fu (le serveur), par des moyens subtils. Ils ne seront donc effectifs que si le plug-in a été réalisé par le maître et que l’élève s’efforce de le cultiver par la suite. A ce stade, un nombre limité de Fu est suffisant. Il s’agit d’approfondir, pas de s’éparpiller ni de collectionner.

Dans une deuxième phase, cependant, on apprend à l’élève à devenir programmeur lui-même. Entre temps il aura appris à se connecter lui-même à la source et la solliciter au besoin. En tant que programmeur, il peut « inventer » le Fu en utilisant un langage codé en fonction des besoins exacts qu’il ressent chez celui ou celle à qui il s’adresse. C’est ce stade qui est visé en réalité quand on s’engage dans cette voie et à ce moment tout devient significatif : la couleur du papier, celle de l’encre, chaque nombre, chaque direction de trait, chaque forme. En jazz, cela correspond au passage à l’improvisation, mais comme on le sait, l’impro est en fait très structurée. Étonnamment, le cadre est la condition de la liberté.

Dans le prochain article, nous parlerons des éléments qui vont au-delà de la graphie: les sceaux et les processus d’activation.

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