Fabrice Jordan
A la recherche du temps perdu : de la longévité à l’immortalité

Comment devenir immortel ? Le taoïsme, un courant spirituel né en Chine il y a près de 2000 ans, propose des méthodes pour atteindre cet objectif. En effet, contrairement au bouddhisme qui a beaucoup insisté sur « l’éveil », le taoïsme a basé un grand nombre de ses enseignements sur la corporalité. La notion d’immortalité est donc omniprésente dans le vocabulaire taoïste et représente le but principal de la pratique.
Mais encore faut-il s’entendre sur la signification de ce terme, qui peut être lu à différents niveaux. Pour s’en faire une idée un peu plus intuitive, résumons un texte tiré du premier chapitre du Su Wen, un grand Classique de la médecine chinoise. Dans ce chapitre d’ouverture, toujours significatif dans les textes chinois, on trouve une description et une gradation des niveaux évolutifs possibles de l’adulte. Comme nous le verrons, la notion « d’immortel » intervient dans les deux dernières étapes de la pratique. Voici les qualités évoquées en fonction du niveau évolutif :
Ren (훙) homme ordinaire
Citation : « Les gens de nos jours sont différents. Ils ne préservent pas leur énergie vitale, ils la dispersent. Ils boivent de l’alcool sans modération, restent sédentaires comme des vieillards, s’adonnent à une sexualité ne respectant aucun rythme et vident leur essence, ils ne savent pas comment contrôler leur esprit et leurs émotions, ils veulent des gratifications immédiates et deviennent exaltés sans raison. En adoptant un rythme de vie irrégulier, ils sont décrépis avant l’âge de 50 ans. »
Xianren (賢훙)
Les sages, qui respectent les lois de la nature, et s’ajustent aux changements et mouvements du soleil et de la lune. Ils prospèrent suivant la course du Yin et du Yang durant les 4 saisons. Ils respectent et obéissent à la pratique du Tao, et ce faisant, peuvent vivre jusqu’à la limite de leur espérance de vie.
Shengren (聖훙)
Vivent en harmonie avec la Terre et le Ciel, profitent de la course des vents dans les 8 directions, et ajustent leurs désirs. Ils n’ont ni colère, ni rancœur, ils gardent leur intégrité sans se plier aux conventions, mais en se conduisant de manière discrète et adaptée. Ils sont heureux et détendus, se contentant de ce qu’ils ont. Ils ne se fatiguent pas de manière excessive, ne nourrissent pas de conflits. De cette manière ils peuvent vivre plus de 100 ans. Comparables aux saints de notre tradition
Zhiren (逞훙)
Ont atteint une grande morale et une spiritualité parfaite. En totale harmonie avec les flux et reflux du yin et du yang, ainsi qu’avec les 4 saisons. Libres du désir, ils n’ont plus besoin de participer aux coutumes et habitudes du monde, ils sont capables de conserver l’unité de leur esprit et de le laisser vagabonder aux confins de l’univers. Leur ouïe et leur vue peuvent atteindre les 8 coins de la Terre et au-delà (regard et écoute bienveillants), ils traversent la vie en gardant la juste distance vis-à-vis de tout, ils peuvent être considérés comme quasi-immortels.
Zhenren (廬훙)
Ce sont les immortels, capables de maîtriser les lois du Ciel et de la Terre, les forces du Yin et du Yang, d’extraire le Jing Qi de leur respiration, de maintenir l’intégrité de leur physique (muscles) et de leur esprit (Shen) (unité du corps-esprit). En maîtrisant le Tao, ils atteignaient une longévité aussi longue que le Ciel et la Terre. Sun Si Miao (patron des médecins en Chine) est aussi appelé Sun Zhenren et était donc considéré comme un immortel.
Comme on le voit, les deux dernières catégories touchent à la notion « d’immortalité », bien que de manière stricte, seul le Zhenren est considéré comme un immortel.
A la lueur de ces quelques gradations, nous pouvons comprendre que la notion d’immortalité touche à une dimension universelle liée à l’esprit ou à la conscience. Néanmoins, le taoïsme n’exclut jamais totalement l’aspect corporel. L’idée de préserver autant que possible le « véhicule » humain reste constante, indépendamment des stades évolutifs.
Nous pouvons donc résumer l’immortalité taoïste en deux points : d’une part, une recherche de longévité corporelle non obsessionnelle, et d’autre part, la recherche ou la consolidation d’une partie de l’esprit qui ne meurt pas.
La partie corporelle est nommée le travail du «Ming» ou Destin. Celle sur l’esprit est nommée « Xing » et englobe un double travail : le travail du Xin (cœur-esprit) et du Shen (conscience). La pratique complète est nommée : «Xing Ming Shuang Xiu», que l’on peut traduire par «pratique conjointe du Xing et du Ming pour les unifie».
Attardons-nous maintenant sur ces différents termes pour mieux les appréhender.
Ming 츱
que l’on peut traduire par « destin » ou « décret du ciel » regroupe toutes les « circonstances » permettant à l’homme d’expérimenter sa nature intime Xing. En ce sens, Ming représente l’aspect matériel et systémique de l’existence que l’on pourrait qualifier de « contenant » du Xing – la nature intime. Par extension Ming représente le corps et tous les aspects physiologiques de la personne.
Le « travail du Ming » consiste ainsi à préserver autant que possible le véhicule humain pour permettre à Xing de prendre conscience d’elle-même. En ce sens, Ming et Xing travaillent main dans la main. Cette pratique englobe donc tous les aspects gymniques (de type Qi Gong, Tai Ji, Ba Gua, Dao Yin, etc…), ainsi que la diététique et la bonne gestion de l’ensemble de ses rythmes corporels, notamment le sommeil. C’est dans la notion de Ming que nous sommes les plus proches de l’immortalité physique, bien que les taoïstes eux-mêmes n’y croient pas. Pour reprendre un terme plus moderne, le travail du Ming pourrait rejoindre ce que nous appelons aujourd’hui « l’anti-aging ». Dans l’esprit taoïste, toutefois, cet anti-aging doit se rechercher au travers des possibilités naturelles du corps, ce qui le démarque de l’anti-aging moderne.
Xing 昑
la nature propre ou nature intime, hors du temps, nécessite un double travail. D’une part un « cleaning » ou une purification du Xin 懃 , le cœur-conscience, qui englobe les aspects émotionnels et affectifs de l’être humain. D’autre part un travail sur Shen , la conscience qui se fait essentiellement au travers de la méditation.
Concernant le premier aspect, Xin, le travail passe par une introspection de type psychologique visant à dépister tous les aspects mécaniques et automatiques des émotions. Ceux qui nous enchaînent en nous embarquant dans des processus répétitifs et souvent malheureux. C’est au cours de ce travail que notre ombre est appréhendée, autant que possible. Si ce travail n’a pas lieu, toutes les dérives de la spiritualité deviennent possibles, comme nous le constatons bien trop souvent à nos propres dépens. Tant que ce travail de mise à jour et de purification n’est pas fait, le Xin obscurcit ou entrave le développement du Shen qui ne peut parvenir à son plein épanouissement.
Quand celui-ci advient, on dit que le Shen a retrouvé son origine et on l’appelle alors Yuan Shen, l’Esprit Originel, qui est un synonyme de Xing, la nature intime. Ce Yuan Shen a quelque chose de particulier, en ce sens qu’il appartient à ce que la tradition nomme le « Ciel Antérieur », c’est-à-dire un plan de la réalité où les choses ne sont encore que potentielles, et où le temps, tel que nous le connaissons, n’existe pas. Quand nous atteignons le plan du Yuan Shen, nous sortons donc de la temporalité, ce qui est une définition de l’immortalité même : une présence non pas de durée infinie, mais existant hors du temps.
D’une manière générale, le travail du Xing est un processus qui doit être exécuté sous la direction d’un maître, car les instruments nécessaires à sa bonne exécution incluent un certain nombre de procédés ésotériques que l’on appelle Xuan Xue (Etudes du mystère). Ces procédés sont constitués d’éléments rituels, de talismans, mudras, mantras et incantations. Ces outils, destinés à ouvrir différents plans subtils de la réalité, doivent être utilisés à bon escient, car il existe un risque non négligeable d’accidents de toutes sortes s’ils sont pratiqués de la mauvaise manière.
En guise de conclusion, nous pouvons dire que le taoïsme propose une vision de la longévité extrêmement vaste. La méthode vise à nous relier à nos rythmes biologiques, qui proviennent eux-mêmes des rythmes du macrocosme. Ce faisant, la pratique réinsère l’homme dans une systémique universelle, lui permettant en même temps d’incarner le meilleur de lui-même au travers de la découverte de sa nature intime, tout en remettant cette nature en contact avec la source de toute manifestation. Lorsque ce contact survient, nous comprenons que nous n’avons jamais été séparés de cette matrice originelle, et qu’à travers elle, nous sommes reliés, depuis et pour toujours, à tout et à tous.